"La corruption n'épargne pas les collectivités territoriales françaises" et malgré les innombrables dispositions législatives et réglementaires existantes, "les atteintes à la probité persistent" dans le monde local. De quoi "ternir l'image et affecter la crédibilité de l'ensemble des responsables politiques", de quoi concourir à "la désaffection des citoyens pour la chose publique, y compris au plan local"…
Ce constat est celui que formule le Service central de prévention de la corruption (SCPC), instance gouvernementale créée en 1993, qui centralise et exploite des informations permettant d'appréhender les différents aspects du phénomène de la corruption en France. Et qui, dans son rapport annuel publié début juillet, consacre un volumineux chapitre à la thématique "La prévention de la corruption dans les collectivités territoriales".
Bien sûr, souligne d'emblée le SCPC, "dans la très grande majorité des collectivités territoriales, de leurs groupements et des organismes qui leur sont périphériques", les risques de corruption recensés dans le rapport "ne se matérialisent pas régulièrement". L'objectif n'est donc pas de "jeter le discrédit sur des pans entiers de l'activité du secteur public local". Autre préalable : la corruption a existé "bien avant la décentralisation".
La décentralisation aurait toutefois "provoqué un changement d'échelle de la corruption", en "augmentant le pouvoir des exécutifs locaux et en multipliant les situations de face à face entre les décideurs locaux et les acteurs économiques" – en mettant, en somme, "davantage les élus au contact des tentations". "Chaque nouveau transfert de compétence engendre de nouvelles zones de risques", juge même le rapport, qui mentionne la dernière vague de transferts en date, à savoir ceux prévus par la loi Maptam de janvier 2014, qu'il s'agisse de transferts vers les métropoles ou vers les régions.
Il cite d'ailleurs dans ce cadre un transfert qui représente "des masses financières très substantielles" : le transfert aux régions de la gestion des fonds européens. Celui-ci, prévient le Service central, "est porteur d'importants risques de corruption et d'atteintes à la probité, mais aussi d'un risque nouveau pour les collectivités françaises : le risque d'entrer en contact avec la criminalité organisée, spécialisée dans le détournement de fonds européens". Et le SCPC de préconiser de solides mesures de contrôle pour "prévenir les détournements de fonds susceptibles de donner lieu à rétrocession partielle à un ou plusieurs décideurs locaux". Un exemple qui permet d'entrer dans le vif du sujet…
Marchés publics : derrière les "artifices procéduraux"...
Le tableau dressé par le rapport couvre finalement… presque tous les champs de compétences des collectivités ! Certes, sans surprise, deux champs dominent : la commande publique et l'urbanisme. Mais, précise le SCPC, "le risque est également présent dans bien d'autres domaines tels" : habitat, subventions, social, formation, mécénat, coopération décentralisée, ressources humaines…
Le fait que la commande publique soit particulièrement sensible n'est évidemment pas une nouveauté. D'où la volumineuse réglementation que l'on sait et cette inénarrable jurisprudence qui nourrit quotidiennement les gazettes juridiques… Mais, juge le SCPC, "la formulation générale de la norme et son formalisme excessif font du Code des marchés publics une arme d'une efficacité toute relative, le respect formel de la norme, assez aisé à obtenir, étant loin de constituer une garantie contre toute transgression". Sans compter que "le cadre réglementaire des marchés publics a été assoupli au fil des décennies" et que les seuils ont fait l'objet de relèvements successifs, soustrayant ainsi à la procédure formalisée "la plus grande partie des marchés publics conclus par les collectivités territoriales et leurs groupements, et dans le cas des petites communes, la quasi-totalité".
Le catalogue des "artifices procéduraux" ou des atteintes à l'égalité de traitement des candidats évoqués dans le rapport rappellera des cas de figure assez typiques : définition de critères "permettant de fermer le marché", CCTP "sur mesure pour favoriser un candidat", recours non justifié aux procédures d'urgence ou dérogatoires, détournement des critères sociaux ou environnementaux, avenants abusifs… voire éviction pour des motifs techniques d'entreprises ne voulant pas verser de "ticket d'entrée". Et le risque d'atteinte à la probité serait "encore plus important" dans le cas des délégations de services publics. L'attribution des DSP serait en effet, "un terrain d'élection pour la corruption, associée au favoritisme", tranche le rapport. Les concessions et les contrats de partenariats seraient eux aussi des terrains plutôt propices.
Urbanisme, terrain privilégié du clientélisme ?
Du côté de l'urbanisme, l'éventail des "risques" est là encore assez spectaculaire ! Le rapport développe ainsi ce qui peut se passer en matière de plans locaux d'urbanisme (PLU) où "le risque de corruption des décideurs locaux et des personnes susceptibles d'influer sur les décisions de zonage par les propriétaires intéressés est très important".
De même, "la localisation des équipements publics futurs peut donner lieu à des pratiques frauduleuses" (feindre de réserver un terrain, par exemple, à une future aire d'accueil des gens du voyage, pour faire baisser le prix d'un terrain voisin…), l'octroi d'autorisations d'urbanisme de complaisance moyennant pot-de-vin n'est pas à exclure, l'exercice du droit de préemption "peut être dévoyé à des fins spéculatives ou clientélistes"…
En matière d'urbanisme commercial, le rapport évoque notamment "le rôle crucial des élus dans les commissions départementales" – des Cduc (commissions départementales d'urbanisme commercial) que beaucoup ont décrit dans le passé comme des "offices de marchandage". Certes, l'encadrement juridique de ce domaine s'est largement durcit (combien de lois depuis vingt-cinq ans ?) mais n'a pas pour autant "évacué tout risque", notamment en matière d'ouverture et extension de grandes surfaces.
Dans le secteur de l'urbanisme toujours ou, plus précisément, de l'occupation du domaine public, il semblerait que là encore, les exemples ne manquent pas, entre autres s'agissant de l'attribution des autorisations d'occupation temporaires (installation d'un kiosque de restauration, permis de stationnement, concessions de plage…).
Attention aux subventions
Autre champ réputé sensible : les aides et subventions aux associations ou aux "opérateurs économiques". "Des décideurs peuvent être tentés de conditionner l'octroi de l'aide ou de la subvention à l'obtention d'un avantage qui peut prendre la forme d'une rétrocession partielle de l'aide, en numéraire ou en nature", résume le rapport. Du côté des associations, "les malversations liées à la gestion des fonds publics peuvent prendre des formes diverses : surfacturations des dépenses, fausses factures, corruption des acheteurs, voire création d'associations à objet social fictif, à seule fin de détournement de fonds".
Le SCPC considère que "le contrôle exercé par les collectivités et les EPCI sur l'utilisation des subventions qu'ils octroient est souvent insuffisant" et relève notamment que la gestion des associations gestionnaires (celles qui exercent, de fait, des compétences juridiquement dévolues aux collectivités) "fait rarement l'objet d'audits externes à l'initiative des collectivités".
Sur le même mode, le rapport explique ce qui peut se produire en matière de sponsoring et de mécénat (ou "le risque de glissement vers la corruption et le trafic d'influence est réel, avec parfois des montages complexes"), de gestion des offices HLM et régies immobilières, de gestion des fonds privés dans les établissements médico-sociaux… Sans oublier les ressources humaines, même s'il ne s'agit pas toujours de réelle corruption mais, par exemple, d'un sérieux coup de pouce à un proche…
Pour les deux catégories d'agents recrutés sans concours, le SCPC écrit : "Le recrutement des agents de catégorie C est discrétionnaire, avec un risque élevé de clientélisme" et celui des contractuels "s'effectue souvent dans des conditions de transparence sous-optimales" (litote ?).
Face à toutes les failles potentielles, quels contrôles, quelle prévention ? Là-dessus, le rapport parle d'un "affaiblissement des contrôles de l'Etat" : diminution du périmètre du contrôle de légalité, contrôles limités du comptable public, faible nombre de collectivités concernées par l'examen par les chambres régionales des comptes…
"La tentation de l'entre-soi"
Au-delà de ces constats, le rapport comprend un certain nombre de propositions. La première d'entre elles : tout simplement "améliorer la connaissance statistique" du phénomène, sachant qu'aujourd'hui, aucune base de données ne permet de savoir combien d'élus ou d'agents ont été condamnés pour corruption ou "atteinte à la probité".
S'agissant plus spécifiquement des élus, le SCPC estime que seules les personnes ayant un casier judiciaire B2 vierge peuvent se porter candidates et les élus condamnés dans des affaires de manquements au devoir de probité devraient automatiquement être frappés d'inéligibilité. Surtout, il se prononce pour une forte limitation des différentes formes de cumul des mandats locaux et de "fonctions diverses et variées" : "Nombre de notables locaux ont une vision 'accumulative' de la carrière politique locale. Ce cumul peut conduire à la constitution de fiefs électoraux quasi inexpugnables", peut-on lire. En outre, "les emplois du temps surchargés limitent la possibilité pour les élus d'acquérir une connaissance approfondie des dossiers", juge le Service central, qui évoque également la question du cumul des mandats dans le temps. Il constate en effet que les atteintes à la probité ont lieu majoritairement à partir du deuxième mandat… et propose en tout cas une limitation à deux mandats successifs. Enfin, il considère que tous les maires, adjoints et présidents d'EPCI – et non plus seulement ceux des grandes collectivités – devraient remplir une déclaration d'intérêts et de situation patrimoniale.
Autre terrain d'amélioration, celui de "la transparence et la traçabilité du processus de décision des collectivités, dans la mesure où nombre d'élus auraient aujourd'hui tendance à céder "à la tentation de l'entre soi de la commission, du comité, du bureau"… Ce qui, concrètement, pourrait entre autres se traduire par l'obligation de réunir le conseil municipal au moins une fois tous les deux mois, par l'obligation de rédiger un compte-rendu complet après chaque réunion de bureau ou encore par "l'accès effectif des conseillers aux pièces et documents afférents aux marchés et contrats en temps utile".
Il conviendrait aussi de systématiser les chartes locales de déontologie précises et opposables, de mieux former élus et agents à cette problématique et de rendre obligatoire l'élaboration d'un "plan de prévention des risques d'atteintes à la probité" dans les grosses collectivités.
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